Le philosophe Alain défend une thèse qui peut sembler paradoxale : nous aurions le devoir d’être heureux. Cette thèse ne semble pas évidente car la notion de devoir et notamment de devoir moral est à l’époque moderne plutôt opposée à l’idée de bonheur. En effet, ce que nous devons faire pour bien agir, apparaît généralement comme quelque chose de contraignant qui peut s’opposer à notre intérêt particulier. Par exemple, si je trouve un portefeuille par terre, mon devoir est de le rendre à son propriétaire, néanmoins cela peut sembler contraire à mon intérêt particulier et à mon bonheur (ce qu’il faudrait discuter). Ainsi, faire son devoir ce serait quelque part sacrifier son bonheur. En bon philosophe Alain prend le contrepied de cette thèse et défend qu’au contraire on peut avoir le devoir moral d’être heureux car c’est notre bonheur qui peut rendre les autres heureux.
Ainsi, pour Alain, on peut défendre que c’est faire le bien de tous que d’être soi-même heureux car alors on adoucit et rend plus belle la vie de ceux qui nous entourent. Comme il le dit « le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons », ce qui signifie que quelqu’un de malheureux va en quelques sortes contaminer les autres et leur transmettre son désespoir car il est, selon Alain, difficile d’être heureux au côté de quelqu’un qui est sans cesse malheureux. Notre propre bonheur favorise celui des autres et ainsi il n’est pas juste d’opposer mon bonheur avec mon devoir moral, au contraire ils peuvent se rejoindre.
Texte du philosophe Alain :
« Il est toujours difficile d’être heureux ; c’est un combat contre beaucoup d’événements et contre beaucoup d’hommes ; il se peut que l’on y soit vaincu ; il y a sans doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l’apprenti stoïcien ; mais c’est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d’avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c’est qu’il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire. Ce que l’on n’a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d’athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n’y a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l’on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse. J’irais même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être. »
Alain, Propos sur le bonheur, 1923, Chapitre XCII : Devoir d’être heureux, éditions Gallimard, 1928, pp. 269-271