Hans Jonas

Le principe de responsabilité, Hans Jonas

Hans Jonas est un philosophe allemand du 20e siècle, il a publié le principe responsabilité en 1979. Dans cet ouvrage, il propose une éthique qui soit adaptée à notre civilisation technologiquement très développée. Que faut-il entendre par là ?

Hans Jonas fait un constat : pendant des millénaires, les hommes ont appris à dominer et contrôler la nature, afin de vivre dans davantage de sécurité et de confort. Mais, au XXe siècle, le développement technique de l’humanité est tel que les hommes finissent par être menacés par le développement technique lui-même. La technique n’est plus un moyen de protection, mais devient un danger à la fois pour la nature et pour les êtres humains. Selon lui, nous avons créé quelque chose qui nous échappe et pourtant, nous sommes, à ses yeux, responsables de la planète que nous allons laisser aux générations futures.

Nous possédons aujourd’hui un énorme pouvoir de destruction sur la nature et sur l’humanité. Cette destruction pourrait être immédiate si l’on pense aux armes atomiques ou progressive si l’on pense plutôt à la pollution et au réchauffement climatique.

La façon dont nous vivons aujourd’hui peut mettre en danger le bien-être de nos enfants et petits enfants c’est pourquoi, pour Hans Jonas, nous devons admettre que nous sommes responsables du futur de l’humanité et de la planète. Cela suppose, selon lui, d’anticiper les conséquences de nos actions et de nos choix notamment dans le domaine des technologies. Il nous faut apprendre à évaluer les risques et à suivre un principe de précaution.

Qu’est-ce que cette approche a de nouveau ?

Jusqu’à présent, nous n’avions de devoir moral qu’envers des êtres présents ou nous devions rendre des comptes pour des actions passées. Ici, Hans Jonas défend que nous avons aussi des devoirs moraux envers les générations futurs et la nature. Il propose donc une nouvelle règle morale qui consiste en une reformulation de l’impératif catégorique de Kant : « Agis de telle sorte que tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie humaine authentique sur la terre ». Cet impératif doit alors nous conduire à adopter des modes de vie qui cessent de détruire la planète. Nous devons renoncer à certaines habitudes et à un certain confort pour préserver la planète et la qualité de vie des générations futures.

Texte de Hans Jonas extrait du Principe de responsabilité

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie» ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

On voit sans peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité, préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une continuation indéfinie dans la médiocrité.

Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer. Ce n’est pas du tout facile, et peut-­être impossible sans recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l’égard de ce qui n’existe même pas encore et ce qui « de soi » ne doit pas non plus être, ce qui du moins n’a pas droit à l’existence, puisque cela n’existe pas. Notre impératif le prend d’abord comme un axiome sans justification.

Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979), trad. Greisch, coll. Champs, Flammarion, p. 40

Hannah Arendt

Faut-il être un monstre pour faire le mal ? Hannah Arendt

Hannah Arendt, la banalité du mal

Hannah Arendt, philosophe et reporter du XXe siècle, a suivi le procès d’Adolph Eichmann, officier nazi et responsable de la mise en place de la « solution finale ». Philosophe juive réfugiée aux États-Unis pour échapper aux nazis avant la seconde guerre, elle couvre le procès pour le journal The New Yorker.

Hannah Arendt se dit alors frappée par la personnalité de ce criminel qu’elle décrit comme « tout à fait ordinaire ». « Les actes étaient monstrueux, mais le responsable (…) était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. ». Ce qui surprend Hannah Arendt c’est que l’on pourrait s’attendre à juger un monstre tant les actes commis sont terribles. Et pourtant, elle remarque qu’il ne semble pas particulièrement mauvais, il n’est pas le diable, mais un individu qui se présente comme ayant juste cherché à bien faire son travail.

C’est alors qu’Hannah Arendt va avancer l’idée de « banalité du mal » qui va faire scandale car les conséquences de la thèse de Arendt sont assez terrifiantes. En effet, si Eichmann était quelqu’un de banal alors cela signifie que ses actes auraient pu être commis par n’importe qui et qu’il n’est pas le démon incarné que veulent voir les journaux.

Mais comment expliquer cela ? Comment expliquer qu’un individu banal ou ordinaire en vienne à commettre de tels crimes ? Hannah Arendt fait alors l’hypothèse que ses actes s’expliquent par un « manque de pensée, signe d’une conscience éteinte ». Selon elle, Eichmann n’est pas un monstre ou un génie du mal, mais simplement il a renoncé à penser par lui-même et se contente de bien faire ce qu’on lui dit de faire. Il se met pour ainsi dire dans une posture d’exécutant et croit renoncer à la responsabilité de ses actes en la rejetant sur ceux qui décident ou ceux qui donnent les ordres.

C’est en cela que la thèse de Hannah Arendt fait scandale à son époque car cela signifie que tout individu qui se soumet à un système ou à un leader en renonçant à réfléchir sur le caractère bon ou mauvais de ce qu’on lui demande de faire peut en venir à commettre des crimes atroces.

A cela il faut ajouter, comme le dit Catherine Vallée dans le second texte ci-dessous, que tout est fait dans le système nazi pour que l’individu puisse ne pas prendre conscience de ce qu’il est réellement en train de faire. D’une part, aucun individu ne commet le crime « à lui tout seul », il ne fait que prendre part à un processus. Il n’a qu’une petite tâche à faire dans ce processus, ce qui lui permet de se cacher sa propre responsabilité car « il n’a fait que conduire le train ». Le système de la solution finale est ainsi un système où l’on morcelle les tâches afin que chaque individu se sente moins responsable et ce, d’autant plus, que son action ne demande pas une expertise particulière. S’il ne le fait pas, n’importe qui d’autre peut le faire à sa place.

Par ailleurs, un autre moyen de dissimuler l’horreur de ce qui est fait consiste à maîtriser le vocabulaire. L’expression « Solution finale » est un bon exemple de cela, rien ne laisse penser que par solution finale, il faut entendre extermination des juifs. De mêmes, dans le vocabulaire administratif, il n’est pas question de cadavre mais de « pièces » et comme la plupart des individus qui participent au processus ne voient pas les exécutions, ils peuvent se cacher la vérité.

Si vous voulez davantage de contenus sur le thème de la morale, vous pouvez consulter cette page.

Texte de Arendt :

« Tout a commencé quand j’ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Le mal, on l’apprend aux enfants, relève du démon ; il s’incarne en Satan (qui « tombe du ciel comme un éclair » (saint Luc, 10,18), ou Lucifer, l’ange déchu dont le péché est l’orgueil (« orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu ils veulent être comme Lui.  […] Cependant, ce que j’avais sous les yeux, bien que totalement différent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu’il l’avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d’expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l’attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de l’humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement. » Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, p.20-21

« Eichmann ne s’approprie jamais ce qu’il dit, il ne parle pas, il répète les paroles des autres. […] La langue de bois de l’administration contribue ainsi à priver Eichmann de la conscience de ses actes. Les « règles de langage » servent essentiellement à protéger les meurtriers contre la réalité de leurs meurtres lorsque Eichmann s’occupe de la « solution finale du problème juif » (et non de l’extermination), de la comptabilisation des « pièces » (et non de celle des cadavres), il n’est pas plus affecté par ce qu’il fait que par un ordinaire travail de bureau. […] Le « crime de bureau » est donc rendu possible par l’absence de proximité physique entre le bourreau et ses victimes, ainsi que par le transfert de la responsabilité sur une autorité reconnue. C’est le triomphe d’une raison technicienne ou gestionnaire qui agence des moyens sans jamais se préoccuper des fins : « Comment gérer la solution finale ? » et jamais : « Cette dernière a-t-elle un sens ?»

La banalité du mal désigne donc l’incapacité d’être affecté par ce qu’on fait, le refus de juger, de prendre un parti à ses risques, à ses frais. C’est, enfin, une cruelle absence d’imagination. L’imagination n’est pas seulement la faculté par laquelle on se représente les choses absentes, mais cette aptitude du cœur à se mettre à la place des autres. Or c’est bien cela qu’Eichmann ne fait jamais.  […] Ainsi Eichmann n’a jamais présent devant les yeux les autres qu’il devrait pourtant se représenter: « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à s’exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser, à penser notamment du point de vue d’autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d’autrui, la présence d’autrui et, partant, contre la réalité même » (Eichmann à Jérusalem, p. 61). »

Catherine Vallée, Hannah Arendt. Socrate et la question du totalitarisme

Conscience morale Rousseau

Quelle est l’origine de notre conscience morale ?

La question de savoir quelle est l'origine de notre conscience morale fait problème en philosophie. Faut-il se fier à nos sentiments pour déterminer ce que nous devons faire ? Ou bien faut-il au contraire se fier à sa raison ?

La question de savoir quelle est l’origine de notre conscience morale fait problème en philosophie. Faut-il se fier à nos sentiments pour déterminer ce que nous devons faire ? Ou bien faut-il au contraire se fier à sa raison ? Rousseau s’interroge, si les hommes ont une conscience morale, comment se fait-il que si peu semblent l’écouter et faire le bien ?

Pour essayer de comprendre l’homme civilisé, Rousseau commence par essayer de revenir à la nature humaine. Pour cela, il imagine ce que serait l’homme à l’état naturel. Il ne s’agit pas d’une réalité historique pour Rousseau, il ne sait pas si un tel homme naturel a déjà existé, mais il fait une hypothèse. Il imagine ce que serait l’homme à l’état de nature. Or, à ses yeux, à l’état naturel, l’homme a deux caractéristiques importantes. D’une part, il est indépendant, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin des autres et peut vivre seul. D’autre part, il est capable de pitié c’est-à-dire qu’il ressent spontanément les souffrances des autres êtres humains et ne souhaite donc pas les faire souffrir car alors s’il ressent leur souffrance, il souffre également.

L’homme est naturellement bon

Rousseau s’oppose donc complètement à l’idée que les hommes seraient naturellement méchants, au contraire pour lui, on peut considérer que l’homme est naturellement bon. Il ne cherche pas le conflit car il répugne à faire souffrir autrui. C’est ce sentiment naturel de pitié qui est à l’origine de notre conscience morale et de nos jugements moraux selon Rousseau. En effet, si quelque chose fait souffrir l’autre nous allons dire c’est mal, si au contraire une action le rend heureux nous dirons que c’est bien. Cela signifie que, pour Rousseau, ce qui est à l’origine de nos idées du bien et du mal, c’est finalement notre sensibilité ou encore notre capacité de pitié.

Pourquoi faut-il se méfier de la raison dans le domaine de la morale ?

Pour Rousseau, la société corrompt l’homme car, en société, les hommes vivant ensembles, ils sont donc en concurrence pour obtenir des biens en quantité réduite et leurs intérêts commencent à s’opposer. Ils vont alors utiliser et développer leur raison prise au sens de capacité à calculer ce qui est le plus avantageux pour eux. Les hommes ne voient alors plus que leur intérêt égoïste et pour servir leur intérêt deviennent hypocrites, menteurs, manipulateurs, vicieux. Ils font taire le sentiment de pitié naturel en eux qui les poussait à porter secours à autrui et c’est leur raison qui les pousse à ne pas écouter ce sentiment naturel. Il décrit ainsi des situations qui lui semblent bien représenter les effets du développement de la raison sur les individus. Les enfants qui se montrent aimant devant leurs parents âgés souhaitent en réalité leur mort le plus rapidement possible pour hériter de leurs biens.

Rousseau va alors défendre que nous connaissons bien mieux ce que nous devons faire en écoutant notre sensibilité qu’en écoutant notre raison. C’est aussi pour cet raison que Rousseau admet que l’on puisse mentir pour ne pas faire souffrir autrui contrairement à Kant qui considère que ça n’est jamais moral de mentir. J’ai déjà traité de la question du mensonge ici.

Texte de Rousseau :

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. (…) Il ne faut pour [la comprendre] que distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels  ; car nous sentons avant de connaître  ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, de même l’amour du bon et du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. (…)

Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix  ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre  ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions  ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, si ce n’est le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide (…) d’une raison sans principe.

 J-J. Rousseau, Emile, livre IV.

Le mensonge peut-il être moral si c’est pour une bonne raison ? Ou bien doit-on dire que mentir est toujours moralement condamnable quelque soit la raison pour laquelle nous pourrions être amené à mentir ? Mais si l’on admet que mentir est toujours immoral, en est-il de même du mensonge par omission ou plus généralement du fait de cacher la vérité sans pour autant dire le faux ?

Le mensonge peut-il être moral ?

La question du mensonge et de sa moralité est une question philosophique abordée notamment par des auteurs comme Kant, Rousseau ou Benjamin Constant. Je vais ici vous présenter certains éléments du problèmes et arguments sur cette question.

Le mensonge peut-il être moral  si c’est pour une bonne raison ? Ou bien doit-on dire que mentir est toujours moralement condamnable quelque soit la raison pour laquelle nous pourrions être amené à mentir ? Mais si l’on admet que mentir est toujours immoral, en est-il de même du mensonge par omission ou plus généralement du fait de cacher la vérité sans pour autant dire le faux ? Pour plus de précisions sur la manière de formuler une problématique en philosophie, je vous renvoie à cet article sur le sujet.

Le mensonge est traditionnellement condamné

Le mensonge est généralement très largement condamné dans notre culture judéo-chrétienne qui suit en cela les principes de Saint Augustin d’Hippone, philosophe et théologien du IIIe-IVe siècle après J-C. En effet, Saint Augustin contre Saint Jérôme, condamne dans Du mensonge toute idée qu’il pourrait y avoir de « bons mensonges». A ses yeux, le mensonge est mauvais par nature quelque soit la situation ou la fin du mensonge car il consiste à « parler contre sa pensée avec l’intention de tromper ». Ce faisant, le menteur est donc un homme au cœur double qui sait le vrai et dit le faux. Ainsi, pour Augustin, le menteur pèche contre Dieu du fait de sa duplicité et pèche contre son semblable par son désir de le tromper. 

Néanmoins, si Saint Augustin condamne le mensonge sans équivoque, il distingue le mensonge du secret au sens strict car « cacher la vérité n’est pas mentir ». Ainsi, quand le devoir de dire vrai et la charité chrétienne entrent en conflit le devoir est de déclarer : « Je sais mais je ne parlerai pas ». Il admet néanmoins que cette solution est extrêmement risquée et coûteuse pour celui qui garde le secret et indique donc qu’il est possible d’avoir recours à des expressions équivoques afin d’induire l’interlocuteur malintentionné en erreur sans que cela soit un mensonge franc. Ce procédé peut être utilisé dès lors que ce qui est dit est en partie vrai. Saint Augustin prend ainsi l’exemple d’Abraham qui craignant pour la vie de Sarah déclare au Pharaon que Sarah est sa sœur et non sa femme. La réponse n’est pas fausse car Sarah est bien sa demi-sœur, mais elle est aussi son épouse. Saint Augustin distingue ainsi le mensonge franc du fait de garder un secret en utilisant l’ambiguïté.

Le mensonge met en danger la société

La question de savoir si l’on peut ou non ne pas dire toute la vérité à un homme est traitée notamment dans une controverse qui oppose Emmanuel Kant à Benjamin Constant.

Kant condamne tout mensonge délibéré. Selon lui, il n’est absolument pas moral de mentir même pour garder un secret. L’homme a pour devoir de dire la vérité ou plus exactement de dire ce qu’il croit vrai. Si le Sujet vient à mentir alors il enfreint le premier impératif catégorique exposé en ces termes  par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle de la nature ». Cela signifie que l’individu doit pouvoir rationnellement vouloir que chacun agisse comme lui de telle sorte que cela devienne la norme. Or, selon Kant, nous ne pouvons pas rationnellement vouloir que tout le monde mente car cela rendrait toute vie en société impossible. Il n’y aurait, en effet, plus aucun lien entre des personnes qui se mentent constamment et mutuellement. De plus, selon Kant, celui qui ment doit ensuite endosser la responsabilité morale de tout ce qui peut arriver du fait de son mensonge car il est intervenu dans le cours des événements.

« Si je dis quelque chose de faux dans des affaires d’importance où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent suivre de mon mensonge ? Par exemple, un maître a donné l’ordre de répondre, si quelqu’un le demandait, qu’il n’est pas à la maison. Le domestique suit la consigne reçue, mais il est cause par-là que son maître, après être sorti, commet un grand crime, ce qui aurait été empêché par la force armée envoyée pour l’appréhender. Sur qui retombe ici la faute, selon les principes de l’éthique ? A n’en pas douter sur le domestique également qui, par le mensonge a enfreint un devoir envers lui-même : sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences. » (Kant ; Doctrine de la vertu Ch. 1, Art. 1 Du mensonge, 1797)

Aux yeux de Kant, il n’est donc pas moral de mentir pour garder un secret même si cela semble être dans l’intérêt d’autrui. C’est sur ce point notamment que Benjamin Constant s’oppose à la thèse de Kant dans ses Réactions politiques.

Doit-on mentir à un assassin ?

Le débat entre Kant et Constant porte notamment sur la situation suivante : si un assassin vient vous demander si votre ami s’est réfugié chez vous, n’est-il pas moral de lui mentir ? Un ami ne peut-il pas attendre légitiment de vous que vous gardiez son secret si sa vie est menacée ? Pour Kant, le mensonge est toujours condamnable car vous prenez alors la responsabilité de ce qui va se passer ensuite. Si vous mentez en disant que votre ami n’est pas là, et que l’assassin retournant dans la rue y trouve votre ami qui était sorti de la maison entre temps, alors c’est votre faute. Constant remarque lui, au contraire, que le lien social et la moralité même se trouvent menacés si l’on ne peut faire confiance à personne même pas à un ami pour garder un secret vital. Il va donc chercher à trouver une règle qui permette de justifier le mensonge dans ce cas.

« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. » (Benjamin Constant, Des réactions politiques, Paris, Flammarion, 2013)

Benjamin Constant voit donc les conséquences terribles que pourrait avoir l’obligation morale de toujours dire la vérité et cherche à montrer que l’idée qu’il y aurait un devoir de dire la vérité est infondée car il n’existe pas de droit à la vérité dès lors que cette vérité peut nuire à autrui. En effet, dans un Etat de droit, chaque individu peut faire usage de sa liberté dès lors que celle-ci ne menace pas la liberté d’autrui. En d’autres termes, chacun a des libertés garanties par l’Etat que l’on appelle des droits et donc des devoirs car il doit respecter les droits des autres. Par exemple, si un individu a le droit de s’exprimer alors les autres ont le devoir de le laisser s’exprimer et s’ils ne le font pas, ils peuvent être sanctionnés par la loi. Ainsi, avoir un droit c’est avoir l’autorisation de faire quelque chose que les autres n’ont pas le droit de m’empêcher de faire. Constant défend ici l’idée que ce système de droits et devoirs ne peut fonctionner et être respecté que si les droits qui sont donnés aux individus sont des droits qui ne nuisent pas à autrui. En effet, l’objectif du droit en général est bien la coexistence pacifique des individus. Or, si l’on donne des droits à certains qui sont nuisibles pour les autres alors il semble légitime d’en dénoncer l’injustice.

Pour conclure, on pourrait en suivant Constant défendre que garder un secret en mentant est même un devoir moral si la personne qui demande la vérité a pour but de nuire à autrui et n’a donc pas droit à la vérité. On pourrait alors nous objecter avec Saint Augustin qu’il est préférable de refuser de répondre plutôt que de mentir ou de donner une réponse équivoque qui trompe l’interlocuteur, mais comme lui-même l’admet c’est là s’exposer soi-même à biens des risques sans certitude d’aider notre ami car notre interlocuteur peut interpréter notre silence comme un aveu. Ainsi, par notre silence, nous pouvons aussi trahir autrui. En revanche, mentir délibérément à autrui si la réponse ne présente pas de danger pour les autres, reste sans nul doute une faute morale.