John Stuart Mill : « Il vaut mieux être Socrate insatisfait, qu’un imbécile satisfait ».

John Stuart Mill, "Il vaut mieux être Socrate insatisfait, qu'un imbécile satisfait".

Quand John Stuart Mill écrit dans l’Utilitarisme : « Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait », il présente une objection à la tradition philosophique qui fait des désirs un obstacle au bonheur.

En effet, si l’on suit plutôt la thèse d’Epicure, pour être heureux, il faut chercher à limiter ses désirs à ses besoins vitaux, car ainsi, on est certain de pouvoir les satisfaire et nous ne risquons pas d’être constamment frustrés de ne pas avoir ce que nous voulons. Vous pouvez trouver la thèse d’Epicure expliquée ici en vidéo ou dans cet article. Pour Epicure, il faut désirer le moins possible pour être heureux car tout désir est d’abord un manque et donc une souffrance.

On retrouve cette idée dans la tradition stoïcienne ou le bouddhisme qui, eux, conseillent de se défaire d’absolument tous ses désirs.

Certains désirs sont vains et ne rendent pas réellement heureux

On peut, sans doute, s’accorder sur le fait que certains désirs sont effectivement vains et inutiles pour être réellement heureux. Je pense notamment aux désirs qui concernent des biens matériels superflus qui peuvent apporter une certaine satisfaction pendant quelques temps, mais dont on se lasse assez rapidement. Par exemple, cette nouvelle paire de chaussures, ce nouveau téléphone, cette nouvelle voiture, peut-on dire que les posséder va nous rendre plus heureux ? Acquérir ces objets nous donne du plaisir mais cela nous apporte-t-il du bonheur sur le long terme ? Cela paraît d’autant plus difficile qu’une fois le désir satisfait, nous nous habituons à ce que nous avons et désirons autre chose et ainsi de suite. Ces désirs ont donc pour particularité d’être insatiables et de ne pas nous rendre réellement heureux.

Mais, peut-on en dire autant s’il s’agit de désirs qui concernent l’être ? Peut-on dire qu’il faudrait renoncer au désir d’être plus instruit, plus curieux, plus consciencieux ou plus compatissant ? Car, en effet, ces désirs nous exposent à des déconvenues, si nous désirons progresser, nous n’allons pas y arriver nécessairement ou pas toujours y arriver aussi vite que nous le voudrions.

Nous ne recherchons pas le bonheur à tout prix

C’est pourquoi, selon Mill, il n’est pas vrai de dire que l’on recherche le bonheur à tout prix car un être intelligent n’acceptera jamais d’être changé en un être moins évolué même si cela lui permet d’être constamment heureux. Les formes de bonheur ne se valent pas, et peu d’être humains accepteraient d’être changé en vache s’ils étaient assurés d’être heureux en broutant de l’herbe.

Pour John Stuart Mill, il est vraisemblable qu’un individu qui a une intelligence aiguisée ou une haute conscience morale a des désirs plus difficiles à satisfaire car plus complexes ou demandant d’avantages d’efforts. De même, il est sans doute plus facilement révolté et frustré par l’état du monde qu’un individu égoïste qui ne s’intéresse pas aux autres ou au monde.

Ainsi, il est vraisemblable qu’un individu soucieux de l’état de la planète, refusera d’être changé en climato-sceptique, même si cela lui permet d’être plus heureux car débarrassé du désir de préserver la nature et donc moins inquiet.

C’est pourquoi, pour John Stuart Mill, on peut dire que tous les désirs ne sont pas à exclure et que le bonheur n’est pas toujours le bien suprême que l’on recherche à tout prix. Comme il le dit ensuite « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait », il place ainsi l’intelligence et les facultés intellectuelles supérieures au dessus du bonheur simple et leur donne plus de valeur.

Texte de John Stuart Mill

« C’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance de deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en oeuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisir de bêtes; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du coeur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfait qu’eux même avec le leur. (…) Un être pourvu de faculté supérieure demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur; mais en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. (…)

Croire qu’en manifestant une telle préférence, on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l’être supérieur – dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l’un et pour l’autre n’est pas plus heureux que l’être inférieur, c’est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction. Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit, le monde étant fait comme il l’est, est un bonheur imparfait.  Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »

John Stuart Mill, 1871, L’Utilitarisme, traduction Georges Tanesse