Vous est-il déjà arrivé d’entendre parler de génie pour qualifier tel ou tel artiste ? Par ce terme, on désigne souvent un artiste extrêmement talentueux qui aurait un « don naturel ». On suppose alors que le génie n’a pas besoin de travailler ou presque, qu’il réussit facilement ce qu’il entreprend et cela sans effort. Mais, est-il réellement légitime de parler de génie ?
Il y aurait, d’une part, les génies et, de l’autre, les laborieux, c’est-à-dire la plupart des autres, car le génie est supposé rare. On pourrait classer dans les génies Mozart, Shakespeare ou encore Michel-Ange, autant d’artistes qui seraient des êtres naturellement doués pour faire de l’art et sans que ce don puisse être expliqué autrement que par leur heureuse nature.
Dans le cas de Mozart, il est vrai que comme il composait des Menuets dès l’âge de six ans, on peut penser qu’il s’agit d’un don inné. Mais est-ce réellement le cas ?
L’origine de l’idée de génie
Cette idée qu’il y aurait des individus ayant un don naturel pour l’art, nous vient de Kant. Emmanuel Kant, philosophe du 18e siècle, défend dans la Critique de la faculté de juger, que le génie est un don naturel qui donne à l’art ses règles. Il veut dire par là que le génie introduit de nouvelles manières de faire de l’art qui lui sont dictées par la nature en lui ou par son don naturel.
Le compositeur Beethoven, pourrait ainsi être considéré comme un génie car il rompt avec le style galant en vogue à l’époque et introduit des innovations formelles. Par exemple, pour la première fois, il introduit un cœur dans sa neuvième symphonie. Pour Kant, le génie devient alors un modèle pour les autres qui vont s’en inspirer, il est donc original, mais également inexplicable. Le génie ne peut pas lui même expliquer comment il a trouvé ces nouvelles règles de l’art.
Beethoven correspond bien à l’idée que Kant se fait du génie car il va ainsi inspirer de nombreux autres compositeurs (Brahms, Bruckner) et comme il commence à composer dès l’âge de 12 ans, on peut croire que son talent est effectivement inné.
Néanmoins, quand Kant parle de génie, il désigne le don naturel et pas l’individu. C’est par un glissement de sens que nous en sommes venus aujourd’hui à parler de génie pour qualifier ceux qui auraient ce don naturel.
La critique de l’idée de génie par Nietzsche
Nietzsche va s’opposer fermement à cette vision d’un talent inné de l’artiste. A ses yeux, on ne peut absolument pas parler de don naturel, mais il faut plutôt envisager l’immense travail que fournit l’artiste pour développer son talent.
Il dit ainsi : « Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe, l’homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). »
Ainsi, pour Nietzsche, si nous usons de l’idée de génie c’est d’abord par vanité, pour ne pas avoir à nous comparer à l’artiste. Si nous ne sommes pas capables de faire aussi bien, ça n’est pas notre faute c’est simplement que lui a un don naturel. Pour Nietzsche, c’est une manière de préserver notre ego car, en réalité, l’artiste n’a pas un don naturel, il s’est simplement énormément exercé. Il nous faudrait donc au contraire avoir l’humilité de reconnaître que si un autre réussit très bien c’est parce qu’il a davantage travaillé.
Par ailleurs, Nietzsche remarque que le processus de création nous encourage aussi dans ce penchant à croire au génie car les artistes ne montrent que leurs œuvres achevées et seulement les meilleures. « Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ».
Alors, peut-on contester que Mozart fût un génie doté d’un don naturel ? Certainement, car si l’on observe davantage la vie de Mozart, on observe qu’il a appris la musique dès ses premières années sous l’influence de son père, Leopold, qui était compositeur et professeur de violon. Celui-ci lui a appris la musique très tôt et l’on sait aujourd’hui grâce aux études sur le cerveau que ce que l’on apprend très jeune s’apprend très facilement et reste durablement inscrit en nous. Peut-on alors encore parler de don naturel ? L’apprentissage précoce et la situation familiale de Mozart ont sans doute joué un très grand rôle dans sa réussite, si bien que l’idée de don naturel semble plutôt cacher une grande quantité de travail.
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Textes de Kant et de Nietzsche sur le génie :
« [On fait souvent] comme si l’idée de l’oeuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. […] Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger » Nietzsche, (Humain, trop humain, §155)
« Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe, l’homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l’homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». – D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont de l’« intuition » ? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans 1’« être » !) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un « divin » signifie : « Ici, nous n’avons pas à rivaliser. » Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’oeuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science ; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. » Nietzsche, Humain, trop humain (1878), § 162
Article très intéressant, merci ?
Je suis d’accord avec Nietzsche. On peut effectivement avoir plus de facilité, mais pour devenir un génie, il faut du travail et tout le monde peut en devenir un avec du travail 🙂
j’aime beaucoup cette approche comparative de Kant et de Nietzsche envers le génie … la lecture de cet article m’a amené à trouver ma propre définition du génie et je le qualifierai comme la part indescriptible de notre intuition … un peu comme notre 6ème sens …