Si finalement notre identité dépend de notre conscience et de ce dont nous nous souvenons comme le dit Locke, alors il y a lieu de se demander dans quelles mesures nous ne sommes pas les auteurs de notre identité à la manière d’un écrivain. C’est ce que défend Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre.
En effet, notre mémoire est partielle, nous ne nous souvenons pas de tout ce qui nous arrive et même nous pouvons choisir d’oublier certaines choses si cela ne nous convient pas ou si nous ne nous identifions pas à ces actes ou événements. Par exemple, j’ai pu manquer de prudence mais je ne me définis pas comme imprudente donc je vais avoir tendance à occulter ces actions imprudentes de ma mémoire.
C’est pourquoi Paul Ricoeur, philosophe du 20e siècle, parle d’une identité narrative. Selon lui, mon moi, mon identité n’existe que dans la mesure où je m’en fais le récit et en fais le récit aux autres. Le moi n’est pas quelque chose qui existerait déjà dont je devrais prendre connaissance, c’est moi qui le crée parce que je fais deux choses qui sont propre à la narration. De quoi s’agit-il ?
Selon Ricoeur, notre identité est une histoire
En effet, selon Ricoeur, quand nous voulons dire qui nous sommes, ou quand nous nous demandons qui nous sommes, nous allons, sélectionner certains souvenirs, certaines expériences qui nous semblent significatives. Nous le faisons nécessairement car, d’une part, nous ne nous souvenons pas de tout, d’autre part, même dans ce dont nous nous souvenons il faut choisir car il y a trop de souvenirs pour que cela fasse un tout cohérent.
La deuxième chose que nous faisons, consiste à donner une unité à ces souvenirs. Nous avons même sans doute sélectionné nos souvenirs en vue de leur donner une cohérence et une unité. Ainsi, si je m’identifie à quelqu’un de courageux, je vais sélectionner tout ce qui dans ma mémoire va dans le sens de cette idée. De même, si je me considère comme nul en maths, je vais retrouver tous les souvenirs qui me confirmeront que j’ai toujours été nul en maths. Mais il est vraisemblable que faisant cela j’occulte d’autres expériences qui pourraient ne pas aller dans le sens de cette histoire que je me raconte.
Sommes-nous prisonniers de notre passé ?
Il est courant d’envisager notre passé comme quelque chose qui nous détermine car certains événements ou circonstances auraient eu une influence déterminante sur notre vie et sur la personne que nous sommes au présent. Mais la thèse de Ricoeur nous permet d’envisager une autre réponse à cette question. Nous pourrions, en effet, considérer au contraire que ça n’est pas mon passé qui me détermine mais mon présent qui détermine mon passé. Car, c’est moi aujourd’hui qui fait une relecture de mon passé afin qu’il soit cohérent avec le présent. Alors, si je pense aujourd’hui que je n’ai jamais eu de chance, je vais pouvoir retrouver dans ma mémoire tous les souvenirs qui confirment cette idée et il y a en forcément. Cela ne signifie pas que c’est la réalité. C’est simplement l’histoire que je me raconte, l’identité narrative qui est la mienne aujourd’hui.
Texte de Ricoeur :
Ricoeur répond à des objections à sa thèse :
» Qu’en est-il, d’abord, du rapport entre auteur, narrateur et personnage, dont les rôles et les discours sont bien distincts au plan de la fiction ? Quand je m’interprète dans les termes d’un récit de vie, suis-je à la fois les trois, comme dans le récit auto-biographique ? Narrateur et personnage, sans doute, mais d’une vie dont, à la différence des êtres de fiction, je ne suis pas l’auteur, mais au plus, selon le mot d’Aristote, le coauteur […]
Il faut que la vie soit rassemblée pour qu’elle puisse se placer sous la visée de la vraie vie. Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or, rien dans la vie réelle n’a valeur de commencement narratif ; la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance ; ma naissance et, à plus forte raison, l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres, en l’occurrence celle de mes parents, qu’à moi-même. Quant à ma mort, elle ne sera racontée que dans le récit de ceux qui me survivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fin narrative.
A cette difficulté fondamentale s’en joint une autre, qui n’est pas sans rapport avec la précédente ; sur le parcours connu de ma vie, je peux tracer plusieurs itinéraires, tramer plusieurs intrigues, bref raconter plusieurs histoires, dans la mesure où, à chacune, manque le critère de la conclusion, ce « sense of an ending » sur lequel Kermode insiste tant.
Allons plus loin: alors que chaque roman déploie un monde du texte qui lui est propre, sans que l’on puisse le plus souvent mettre en rapport les intrigues en quelque sorte incommensurables de plusieurs oeuvres (à l’exception peut-être de certaines séries comme celles des romans de générations : Buddenbrook de Thomas Mann, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains sur le modèle du bout-à-bout des histoires des patriarches dans la Bible), les histoires vécues des uns sont enchevêtrées dans les histoires des autres. Des tranches entières de ma vie font partie de l’histoire de la vie des autres, de mes parents, de mes amis, de mes compagnons de travail et de loisir. Ce que nous avons dit plus haut des pratiques, des relations d’apprentissage, de coopération et de compétition qu’elles comportent, vérifie cet enchevêtrement de l’histoire de chacun dans l’histoire de nombreux autres […]
Tous ces arguments sont parfaitement recevables : équivocité de la notion d’auteur; inachèvement « narratif » de la vie ; enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les autres ; inclusion des récits de vie dans une dialectique de remémoration et d’anticipation. Ils ne me semblent pas, toutefois, susceptibles de mettre hors jeu la notion même d’application de la fiction à la vie. Les objections ne valent que contre une conception naïve de la mimèsis, celle même que mettent en scène certaines fictions à l’intérieur de la fiction, tels le premier Don Quichotte ou Madame Bovary. Elles sont moins à réfuter qu’à intégrer à une intelligence plus subtile, plus dialectique, de l’appropriation. C’est dans le cadre de la lutte, évoquée plus haut, entre le texte et le lecteur qu’il faut replacer les objections précédentes. Équivocité de la position d’auteur ? Mais ne doit-elle pas être préservée plutôt que résolue ? En faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens. Bien plus, ce n’est ni un hasard ni un abus si, en sens inverse, maints philosophes stoïciens ont interprété la vie elle-même, la vie vécue, comme la tenue d’un rôle dans une pièce que nous n’avons pas écrite et dont l’auteur, par conséquent, recule au-delà du rôle.
L’enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les autres est-il rebelle à l’intelligence narrative que nourrit la littérature ? Ne trouve-t-il pas plutôt dans l’enchâssement d’un récit dans l’autre, dont la littérature donne maints exemples, un modèle d’intelligibilité’? Et chaque histoire fictive, en faisant affronter en son sein les destins différents de protagonistes multiples, n’offret-elle pas des modèles d’interaction où l’enchevêtrement est clarifié par la compétition des programmes narratifs ?
La dernière objection repose sur une méprise qu’il n’est pas toujours facile de déjouer. On croit volontiers que le récit littéraire, parce qu’il est rétrospectif, ne peut instruire qu’une méditation sur la partie passée de notre vie. Or le récit littéraire n’est rétrospectif qu’en un sens bien précis : c’est seulement aux yeux du narrateur que les faits racontés paraissent s’être déroulés autrefois. Le passé de narration n’est que le quasi-passé de la voix narrative’. Or, parmi les faits racontés à un temps du passé, prennent place des projets, des attentes, des anticipations, par quoi les protagonistes du récit sont orientés vers leur avenir mortel : en témoignent les dernières pages puissamment prospectives de la Recherche, déjà évoquée plus haut au titre de la clôture ouverte du récit de fiction. Autrement dit, le récit raconte aussi le souci. En un sens, il ne raconte que le souci. C’est pourquoi il n’y a pas d’absurdité à parler de l’unité narrative d’une vie, sous le signe de récits qui enseignent à articuler narrativement rétrospection et prospection.
Il résulte de cette discussion que récits littéraires et histoires de vie, loin de s’exclure, se complètent, en dépit ou à la faveur de leur contraste. Cette dialectique nous rappelle que le récit fait partie de la vie avant de s’exiler de la vie dans l’écriture ; il fait retour à la vie selon les voies multiples de l’appropriation et au prix des tensions inexpugnables que l’on vient de dire ».
Paul Ricoeur, Le soi et l’identité narrative in Soi-même comme un autre, (1990)