Le mensonge peut-il être moral ?

La question du mensonge et de sa moralité est une question philosophique abordée notamment par des auteurs comme Kant, Rousseau ou Benjamin Constant. Je vais ici vous présenter certains éléments du problèmes et arguments sur cette question.

Le mensonge peut-il être moral  si c’est pour une bonne raison ? Ou bien doit-on dire que mentir est toujours moralement condamnable quelque soit la raison pour laquelle nous pourrions être amené à mentir ? Mais si l’on admet que mentir est toujours immoral, en est-il de même du mensonge par omission ou plus généralement du fait de cacher la vérité sans pour autant dire le faux ? Pour plus de précisions sur la manière de formuler une problématique en philosophie, je vous renvoie à cet article sur le sujet.

Le mensonge est traditionnellement condamné

Le mensonge est généralement très largement condamné dans notre culture judéo-chrétienne qui suit en cela les principes de Saint Augustin d’Hippone, philosophe et théologien du IIIe-IVe siècle après J-C. En effet, Saint Augustin contre Saint Jérôme, condamne dans Du mensonge toute idée qu’il pourrait y avoir de « bons mensonges». A ses yeux, le mensonge est mauvais par nature quelque soit la situation ou la fin du mensonge car il consiste à « parler contre sa pensée avec l’intention de tromper ». Ce faisant, le menteur est donc un homme au cœur double qui sait le vrai et dit le faux. Ainsi, pour Augustin, le menteur pèche contre Dieu du fait de sa duplicité et pèche contre son semblable par son désir de le tromper. 

Néanmoins, si Saint Augustin condamne le mensonge sans équivoque, il distingue le mensonge du secret au sens strict car « cacher la vérité n’est pas mentir ». Ainsi, quand le devoir de dire vrai et la charité chrétienne entrent en conflit le devoir est de déclarer : « Je sais mais je ne parlerai pas ». Il admet néanmoins que cette solution est extrêmement risquée et coûteuse pour celui qui garde le secret et indique donc qu’il est possible d’avoir recours à des expressions équivoques afin d’induire l’interlocuteur malintentionné en erreur sans que cela soit un mensonge franc. Ce procédé peut être utilisé dès lors que ce qui est dit est en partie vrai. Saint Augustin prend ainsi l’exemple d’Abraham qui craignant pour la vie de Sarah déclare au Pharaon que Sarah est sa sœur et non sa femme. La réponse n’est pas fausse car Sarah est bien sa demi-sœur, mais elle est aussi son épouse. Saint Augustin distingue ainsi le mensonge franc du fait de garder un secret en utilisant l’ambiguïté.

Le mensonge met en danger la société

La question de savoir si l’on peut ou non ne pas dire toute la vérité à un homme est traitée notamment dans une controverse qui oppose Emmanuel Kant à Benjamin Constant.

Kant condamne tout mensonge délibéré. Selon lui, il n’est absolument pas moral de mentir même pour garder un secret. L’homme a pour devoir de dire la vérité ou plus exactement de dire ce qu’il croit vrai. Si le Sujet vient à mentir alors il enfreint le premier impératif catégorique exposé en ces termes  par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle de la nature ». Cela signifie que l’individu doit pouvoir rationnellement vouloir que chacun agisse comme lui de telle sorte que cela devienne la norme. Or, selon Kant, nous ne pouvons pas rationnellement vouloir que tout le monde mente car cela rendrait toute vie en société impossible. Il n’y aurait, en effet, plus aucun lien entre des personnes qui se mentent constamment et mutuellement. De plus, selon Kant, celui qui ment doit ensuite endosser la responsabilité morale de tout ce qui peut arriver du fait de son mensonge car il est intervenu dans le cours des événements.

« Si je dis quelque chose de faux dans des affaires d’importance où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent suivre de mon mensonge ? Par exemple, un maître a donné l’ordre de répondre, si quelqu’un le demandait, qu’il n’est pas à la maison. Le domestique suit la consigne reçue, mais il est cause par-là que son maître, après être sorti, commet un grand crime, ce qui aurait été empêché par la force armée envoyée pour l’appréhender. Sur qui retombe ici la faute, selon les principes de l’éthique ? A n’en pas douter sur le domestique également qui, par le mensonge a enfreint un devoir envers lui-même : sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences. » (Kant ; Doctrine de la vertu Ch. 1, Art. 1 Du mensonge, 1797)

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Aux yeux de Kant, il n’est donc pas moral de mentir pour garder un secret même si cela semble être dans l’intérêt d’autrui. C’est sur ce point notamment que Benjamin Constant s’oppose à la thèse de Kant dans ses Réactions politiques.

Doit-on mentir à un assassin ?

Le débat entre Kant et Constant porte notamment sur la situation suivante : si un assassin vient vous demander si votre ami s’est réfugié chez vous, n’est-il pas moral de lui mentir ? Un ami ne peut-il pas attendre légitiment de vous que vous gardiez son secret si sa vie est menacée ? Pour Kant, le mensonge est toujours condamnable car vous prenez alors la responsabilité de ce qui va se passer ensuite. Si vous mentez en disant que votre ami n’est pas là, et que l’assassin retournant dans la rue y trouve votre ami qui était sorti de la maison entre temps, alors c’est votre faute. Constant remarque lui, au contraire, que le lien social et la moralité même se trouvent menacés si l’on ne peut faire confiance à personne même pas à un ami pour garder un secret vital. Il va donc chercher à trouver une règle qui permette de justifier le mensonge dans ce cas.

« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. » (Benjamin Constant, Des réactions politiques, Paris, Flammarion, 2013)

Benjamin Constant voit donc les conséquences terribles que pourrait avoir l’obligation morale de toujours dire la vérité et cherche à montrer que l’idée qu’il y aurait un devoir de dire la vérité est infondée car il n’existe pas de droit à la vérité dès lors que cette vérité peut nuire à autrui. En effet, dans un Etat de droit, chaque individu peut faire usage de sa liberté dès lors que celle-ci ne menace pas la liberté d’autrui. En d’autres termes, chacun a des libertés garanties par l’Etat que l’on appelle des droits et donc des devoirs car il doit respecter les droits des autres. Par exemple, si un individu a le droit de s’exprimer alors les autres ont le devoir de le laisser s’exprimer et s’ils ne le font pas, ils peuvent être sanctionnés par la loi. Ainsi, avoir un droit c’est avoir l’autorisation de faire quelque chose que les autres n’ont pas le droit de m’empêcher de faire. Constant défend ici l’idée que ce système de droits et devoirs ne peut fonctionner et être respecté que si les droits qui sont donnés aux individus sont des droits qui ne nuisent pas à autrui. En effet, l’objectif du droit en général est bien la coexistence pacifique des individus. Or, si l’on donne des droits à certains qui sont nuisibles pour les autres alors il semble légitime d’en dénoncer l’injustice.

Pour conclure, on pourrait en suivant Constant défendre que garder un secret en mentant est même un devoir moral si la personne qui demande la vérité a pour but de nuire à autrui et n’a donc pas droit à la vérité. On pourrait alors nous objecter avec Saint Augustin qu’il est préférable de refuser de répondre plutôt que de mentir ou de donner une réponse équivoque qui trompe l’interlocuteur, mais comme lui-même l’admet c’est là s’exposer soi-même à biens des risques sans certitude d’aider notre ami car notre interlocuteur peut interpréter notre silence comme un aveu. Ainsi, par notre silence, nous pouvons aussi trahir autrui. En revanche, mentir délibérément à autrui si la réponse ne présente pas de danger pour les autres, reste sans nul doute une faute morale.

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