La notion de conscience en philosophie

La notion de conscience en philosophie

Bienvenue dans cet article, dans lequel je vais vous présenter la notion de conscience, qui est une des dix-sept notions du programme de philosophie en terminale. Je vais d’abord faire un point sur les définitions possibles du terme conscience. Puis, je vais passer en revue quelques grands problèmes possibles concernant la notion de conscience.

D’abord, nous allons partir de l’étymologie : la conscience vient du latin « cum scientia » qui signifie « avec savoir » ou « avec science ». Faire quelque chose consciemment, par exemple, c’est donc agir en sachant qu’on agit. C’est important car il y a beaucoup de choses que nous faisons sans en avoir conscience.

À partir de là, on peut distinguer trois types de conscience :

Il y a d’abord la conscience perceptive qui consiste à être en état d’éveil, réceptif aux informations concernant notre corps et le monde qui nous entoure. Exemple : j’ai conscience que le chat est entré dans la pièce.

Ensuite, il y a la conscience réflexive, c’est la connaissance que nous avons de nous-mêmes quand nous nous prenons comme objet de perception. Elle repose sur la capacité à réfléchir sur nous-mêmes, sur notre vie intérieure, à s’analyser soi-même, à se poser des questions (ex : Je sais que je suis en train de faire quelque chose. Je sais que je crois en quelque chose…). Plus communément, on l’appelle également conscience de soi.

Enfin, la notion de conscience morale désigne la connaissance que nous avons du bien et du mal, et notre capacité à juger une action selon des critères moraux.

Voilà pour les définitions, j’en profite pour vous rappeler que si vous voulez apprendre à faire une dissertation ou une explication de texte, vous pouvez télécharger tous mes conseils de méthode via le lien juste en dessous de cette vidéo. Vous pourrez également y télécharger 17 fiches de révisions sur le programme de philosophie en terminale.

Bien, à présent, quels sont les grands problèmes philosophiques qui peuvent être posés sur la question de la conscience ? Je vais vous en donner quelques-uns parmi les plus importants avec quelques réponses classiques.

Premier sujet : La conscience de soi est-elle une connaissance de soi ?

Ce sujet me donne l’occasion de mentionner un point important : dans un certain nombre de sujets où la notion de conscience apparaît, il sera nécessaire de mobiliser une autre notion qui lui est liée : celle d’inconscient. C’est le cas ici. Et vous allez voir pourquoi.

Sur ce sujet, on peut d’abord penser à l’histoire de Descartes, qui raconte au début du « Discours de la méthode » comment il a décidé de remettre en question tout ce qu’il pensait être vrai jusque-là. Après avoir constaté qu’il lui arrivait de croire être dans le vrai alors même qu’il se trompait, il décide de douter méthodiquement d’absolument tout afin de repartir sur le chemin de la connaissance avec des bases saines. En d’autres termes, il se force à douter de tout. Il doute alors du monde extérieur, il doute de l’existence de son corps, il doute même des mathématiques. Finalement, la seule chose qui résiste à ce doute méthodique, c’est que même s’il se trompe, cette erreur est encore une pensée et cela il ne peut pas en douter. Le fait qu’il pense est donc une certitude indubitable. Il peut donc affirmer avec certitude qu’il est une chose qui pense et que s’il pense alors il existe. Ce qui donne la fameuse formule du « Discours de la méthode » : « Je pense donc je suis ». Quel rapport avec la conscience me direz-vous ? Eh bien, pour Descartes, c’est la conscience réflexive que nous avons de nous-mêmes, c’est notre capacité à nous prendre nous-mêmes comme objet d’observation et à étudier aussi bien notre corps que nos pensées qui nous permet de nous connaître et d’avoir nos premières certitudes sur ce que nous sommes réellement. On pourrait alors dire que la conscience de soi permet une connaissance de soi.

Pour autant, peut-on parler d’une connaissance effective et complète de soi ? Il faudrait pour cela que nous soyons parfaitement transparents à nous-mêmes, c’est-à-dire que notre conscience de nous-mêmes n’ait aucune limite. Mais, est-ce le cas ?

Freud, médecin autrichien, fondateur de la psychanalyse, fait ainsi l’hypothèse qu’une partie de l’esprit humain reste inconsciente et que tout être humain, qu’il soit sain ou malade, a des désirs, pensées, chocs qui sont refoulés dans l’inconscient si ceux-ci sont en contradiction avec la morale ou émotionnellement intolérables. Il s’agirait donc d’une partie de l’esprit humain qui resterait secrète pour le Sujet lui-même. Cette hypothèse de Freud fait scandale et provoque le rejet d’une grande partie des médecins de son époque car elle remet en question l’idée que les êtres humains sont capables de maîtriser leurs pensées. Avec l’hypothèse de l’inconscient, il faut admettre que nous ne sommes pas totalement maîtres de notre esprit, une partie nous échappe et nous ne sommes pas conscients de tout. Il est donc difficile d’avoir une connaissance complète de soi. Vous voyez qu’il est important de lier la notion de conscience avec la notion d’inconscient.

Deuxième sujet sur la notion de conscience : Suis-je ce que j’ai conscience d’être ?

Ce sujet pose la question de notre identité et de son rapport avec la conscience. Puis-je réellement dire que je suis ce dont j’ai conscience d’être ? Ai-je une conscience claire de mon identité ? Ou bien, au contraire, existe-t-il des aspects de mon être qui m’échappent à moi-même ou à ma conscience ?

Sur cette question, Locke défend que ce qui fait notre identité, ce qui nous permet de savoir qui nous sommes, c’est notre conscience et notre mémoire. En effet, si je sais qui je suis, c’est parce qu’à chaque instant de ma vie, il y a cette conscience, ce « Je » qui accompagne toutes mes expériences et leur donne une unité. C’est à moi (au « Je ») qu’il arrive ceci ou cela au cours de ma vie. Et si je peux dire que c’est la même personne (moi) qui a vécu ceci ou cela, c’est parce que ce « Je » n’a pas changé. Mon « Je », c’est-à-dire ma conscience, est toujours là.

Néanmoins, pour Locke, la seule conscience n’est pas suffisante pour que j’ai une identité ; il faut également que je me souvienne des différentes choses que j’ai vécues consciemment. ((C’est le problème que rencontre le héros du film « Memento » de Christopher Nolan. Comment savoir qui l’on est si l’on oublie tout ? Léonard, le héros du film, qui cherche l’assassin de sa femme, souffre d’amnésie. Il écrit tout sur des papiers et se fait tatouer les choses les plus importantes sur le corps pour s’en souvenir.))

En ce sens, on pourrait dire que pour Locke, je suis bien ce dont j’ai conscience d’être, car précisément, c’est parce que nous sommes conscients de nous-mêmes, de ce que nous faisons et que nous nous en souvenons, que nous avons une identité. Néanmoins, dire que nous sommes ce dont nous avons conscience d’être n’est-ce pas oublier un peu vite que notre conscience est très limitée et que, finalement, beaucoup de choses qui ont lieu en nous sont avant tout inconscientes ?

Sur cette question, le philosophe français Bergson montre qu’en réalité, beaucoup de nos pensées et actions échappent à notre conscience. Il défend ainsi dans « L’Énergie spirituelle » que les moments où nous sommes pleinement conscients de nos pensées et de nos actions sont finalement peu nombreux. Il s’agit, par exemple, des moments où nous avons un choix important à faire et où notre conscience est pleinement focalisée sur les conséquences et les enjeux de ce choix. Il s’agit également, selon lui, des moments où nous devons apprendre quelque chose de nouveau. En effet, comme c’est nouveau, nous devons faire attention et nous concentrer. Nous sommes alors pleinement conscients. On peut prendre comme exemple de cela l’apprentissage de la conduite. Apprendre à conduire une voiture est en général une expérience très fatigante car nous devons justement faire attention à tout, rien n’est encore automatique, rien ne se fait tout seul et coordonner les mouvements des pieds et des bras tout en faisant attention à ce qui se passe autour n’est pas une chose facile au début.

Mais justement, dit Bergson, assez rapidement, quand nos actions et pensées deviennent habituelles, c’est notre inconscient qui prend le relais et cela devient automatique. Nous faisons les choses sans presque y penser, c’est-à-dire sans solliciter notre conscience. On comprend alors que pour Bergson, une grande partie de ce que nous faisons et pensons dans notre vie se fait inconsciemment. Peut-on alors encore dire que nous avons pleinement conscience de ce que nous sommes ?

Troisième sujet : La conscience de ce que nous sommes est-elle un obstacle au bonheur ?

En effet, si être conscient c’est avoir connaissance de ce que nous sommes et notamment de nos caractéristiques d’être humain, limité et mortel, n’est-ce pas plutôt un obstacle au bonheur ? Pascal écrit ainsi dans les « Pensées » : « Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une, bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de plus près. »

En ce sens, pour Pascal, la conscience que nous avons de nous-mêmes est plutôt propre à nous rendre malheureux, car notre mort inéluctable est difficile à accepter.

Et pourtant, nous pourrions au contraire défendre qu’avoir conscience de ce que nous sommes, c’est aussi potentiellement savoir comment nous fonctionnons, quels sont nos penchants, nos tendances, et ainsi pouvoir réfléchir à un moyen de nous rendre plus libres et heureux. On pourrait alors dire avec Épictète qu’avoir conscience de ce que nous sommes, et donc par exemple de ce qui dépend de nous ou non, serait une condition du bonheur.

En effet, selon Épictète, pour être heureux et libre, il faut être conscient de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas. Car si nous pensons avoir le contrôle sur ce qui, en réalité, ne dépend pas de nous, alors nous allons nécessairement échouer et donc nous sentir impuissants et malheureux. Par exemple, celui qui veut absolument que l’on dise du bien de lui sera malheureux car ce que les autres disent ou pensent ne dépend pas de lui. De même, celui qui souhaiterait ne pas vieillir échouera nécessairement, car ici encore cela ne dépend pas de lui. Pour Épictète, il faut donc focaliser nos actions sur ce qui dépend de nous. Alors seulement, nos actions pourront avoir des résultats positifs et nous pourrons être satisfaits de ce que nous avons accompli. Parmi ces choses qui dépendent de nous, il y a évidemment nos pensées et nos représentations. C’est en maîtrisant nos pensées que nous pouvons rester impassibles et donc, selon lui, rester libres et heureux. Encore faut-il le savoir.

Voilà pour cet article, j’espère qu’il vous permettra de mieux cerner les grandes questions que vous allez rencontrer sur la notion de conscience. Pour davantage de cours de philosophie, rendez-vous sur cette page ici.

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Très bonne journée à vous !

Citation de Descartes

Descartes, philosophe français, va donc entreprendre de trouver une certitude indubitable, dont il sera impossible de douter.

Descartes, philosophe français du 17e siècle, prend conscience qu’il possède finalement peu de connaissances absolument certaines et que beaucoup se révèlent fausses alors qu’il les pensait vraies. Il va donc entreprendre de trouver une certitude indubitable, dont il sera impossible de douter. Mais comment faire ? Pour être sûr de ne pas laisser passer une erreur, Descartes va se forcer à douter même de ce qui lui paraît évident. C’est ce que l’on appelle le doute méthodique chez Descartes. Il va douter méthodiquement de tout. Il va ainsi d’abord douter du monde extérieur car nos sens nous trompent parfois. Puis il va douter de son corps, car il nous arrive de croire que nous sommes en train de bouger alors même que nous sommes dans notre lit. C’est l’argument du rêve. Enfin, il va douter même des mathématiques, en faisant l’hypothèse qu’un malin génie pourrait nous tromper et nous pousser à faire des erreurs même pour les calculs les plus simples.

Descartes a donc réussi à douter du monde extérieur, de son corps, et même des mathématiques. Que reste-t-il alors ? De quoi ne peut-on absolument pas douter ? C’est alors que Descartes va constater : même si ce que je pense est faux, il y a une chose dont je ne peux douter c’est que je pense et si je pense, je suis. Ce que l’on appelle le cogito (je pense en latin) de Descartes est donc la première certitude indubitable à partir de laquelle il veut ensuite refonder toutes les sciences.

Texte de Descartes :

« J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, mais, pour ce [parce] qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et pour ce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.

Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité: je pense donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.»

René Descartes (1596-1650), Discours de la méthode, IV

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Ricoeur : Notre identité est une fiction

Selon Ricoeur, il y a lieu de se demander dans quelles mesures nous ne sommes pas les auteurs de notre identité à la manière d'un écrivain.

Si finalement notre identité dépend de notre conscience et de ce dont nous nous souvenons comme le dit Locke, alors il y a lieu de se demander dans quelles mesures nous ne sommes pas les auteurs de notre identité à la manière d’un écrivain. C’est ce que défend Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre.

En effet, notre mémoire est partielle, nous ne nous souvenons pas de tout ce qui nous arrive et même nous pouvons choisir d’oublier certaines choses si cela ne nous convient pas ou si nous ne nous identifions pas à ces actes ou événements. Par exemple, j’ai pu manquer de prudence mais je ne me définis pas comme imprudente donc je vais avoir tendance à occulter ces actions imprudentes de ma mémoire.

C’est pourquoi Paul Ricoeur, philosophe du 20e siècle, parle d’une identité narrative. Selon lui, mon moi, mon identité n’existe que dans la mesure où je m’en fais le récit et en fais le récit aux autres. Le moi n’est pas quelque chose qui existerait déjà dont je devrais prendre connaissance, c’est moi qui le crée parce que je fais deux choses qui sont propre à la narration. De quoi s’agit-il ?

Selon Ricoeur, notre identité est une histoire

En effet, selon Ricoeur, quand nous voulons dire qui nous sommes, ou quand nous nous demandons qui nous sommes, nous allons, sélectionner certains souvenirs, certaines expériences qui nous semblent significatives. Nous le faisons nécessairement car, d’une part, nous ne nous souvenons pas de tout, d’autre part, même dans ce dont nous nous souvenons il faut choisir car il y a trop de souvenirs pour que cela fasse un tout cohérent.

La deuxième chose que nous faisons, consiste à donner une unité à ces souvenirs. Nous avons même sans doute sélectionné nos souvenirs en vue de leur donner une cohérence et une unité. Ainsi, si je m’identifie à quelqu’un de courageux, je vais sélectionner tout ce qui dans ma mémoire va dans le sens de cette idée. De même, si je me considère comme nul en maths, je vais retrouver tous les souvenirs qui me confirmeront que j’ai toujours été nul en maths. Mais il est vraisemblable que faisant cela j’occulte d’autres expériences qui pourraient ne pas aller dans le sens de cette histoire que je me raconte.

Sommes-nous prisonniers de notre passé ?

Il est courant d’envisager notre passé comme quelque chose qui nous détermine car certains événements ou circonstances auraient eu une influence déterminante sur notre vie et sur la personne que nous sommes au présent. Mais la thèse de Ricoeur nous permet d’envisager une autre réponse à cette question. Nous pourrions, en effet, considérer au contraire que ça n’est pas mon passé qui me détermine mais mon présent qui détermine mon passé. Car, c’est moi aujourd’hui qui fait une relecture de mon passé afin qu’il soit cohérent avec le présent. Alors, si je pense aujourd’hui que je n’ai jamais eu de chance, je vais pouvoir retrouver dans ma mémoire tous les souvenirs qui confirment cette idée et il y a en forcément. Cela ne signifie pas que c’est la réalité. C’est simplement l’histoire que je me raconte, l’identité narrative qui est la mienne aujourd’hui.

Texte de Ricoeur :

Ricoeur répond à des objections à sa thèse :

 » Qu’en est-il, d’abord, du rapport entre auteur, narrateur et personnage, dont les rôles et les discours sont bien distincts au plan de la fiction ? Quand je m’interprète dans les  termes d’un récit de vie, suis-je à la fois les trois, comme dans le récit auto-biographique  ? Narrateur et personnage, sans doute, mais d’une vie dont, à la différence des êtres de fiction, je ne suis pas l’auteur, mais au plus, selon le mot d’Aristote, le coauteur […]
Il faut que la vie soit rassemblée pour qu’elle puisse se placer sous la visée de la vraie  vie. Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais  souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or, rien dans la vie réelle n’a valeur de  commencement narratif ; la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance ; ma naissance et, à plus forte raison, l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres, en l’occurrence celle de mes parents, qu’à moi-même. Quant à ma mort,  elle ne sera  racontée que dans le récit de ceux qui me survivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fin narrative.
   A cette difficulté fondamentale s’en joint une autre, qui n’est pas sans rapport avec la précédente ; sur le parcours connu de ma vie, je peux tracer plusieurs itinéraires, tramer plusieurs intrigues, bref raconter plusieurs histoires, dans la mesure où, à chacune, manque le critère de la conclusion, ce « sense of an ending » sur lequel Kermode insiste tant.
Allons plus loin: alors que chaque roman déploie un monde du texte qui lui est propre, sans que l’on puisse le plus souvent mettre en rapport les intrigues en quelque sorte  incommensurables de plusieurs oeuvres (à l’exception peut-être de certaines séries comme  celles des romans de générations : Buddenbrook de Thomas Mann, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains sur le modèle du bout-à-bout des histoires des patriarches dans la Bible), les histoires vécues des uns sont enchevêtrées  dans les histoires des autres. Des tranches entières de ma vie font partie de l’histoire de  la vie des autres, de mes parents, de mes amis, de mes compagnons de travail et de loisir.  Ce que nous avons dit plus haut des pratiques, des relations d’apprentissage, de coopération  et  de compétition qu’elles comportent, vérifie cet enchevêtrement de l’histoire de chacun dans l’histoire de nombreux autres […]
Tous ces arguments sont parfaitement recevables : équivocité de la notion d’auteur; inachèvement « narratif » de la vie ; enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les  autres ; inclusion des récits de vie dans une dialectique de remémoration et d’anticipation. Ils ne me semblent pas, toutefois, susceptibles de mettre hors jeu la notion même  d’application de la fiction à la vie. Les objections ne valent que contre une conception  naïve de la mimèsis, celle même que mettent en scène certaines fictions à l’intérieur de la  fiction, tels le premier Don Quichotte ou Madame Bovary. Elles sont moins à réfuter qu’à  intégrer à une intelligence plus subtile, plus dialectique, de l’appropriation. C’est dans  le cadre de la lutte, évoquée plus haut, entre  le texte et le lecteur qu’il faut replacer  les objections précédentes. Équivocité de la position d’auteur ? Mais ne doit-elle pas être  préservée plutôt que résolue ? En faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens. Bien plus, ce n’est ni un hasard ni un abus si, en sens inverse, maints philosophes stoïciens ont interprété la vie  elle-même, la vie vécue, comme la tenue d’un rôle dans une pièce que nous n’avons pas écrite  et dont l’auteur, par conséquent, recule au-delà du rôle.

 L’enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les autres est-il rebelle à l’intelligence narrative que nourrit la littérature ? Ne trouve-t-il pas plutôt dans l’enchâssement d’un récit dans l’autre, dont la littérature donne maints exemples, un modèle d’intelligibilité’? Et chaque histoire fictive, en faisant affronter en son sein les destins différents de protagonistes multiples, n’offret-elle pas des modèles d’interaction où l’enchevêtrement est clarifié par la compétition des programmes narratifs ?
La dernière objection repose sur une méprise qu’il n’est pas toujours facile de déjouer. On croit volontiers que le récit littéraire, parce qu’il est rétrospectif, ne peut instruire qu’une méditation sur la partie passée de notre vie. Or le récit littéraire n’est rétrospectif qu’en un sens bien précis : c’est seulement aux yeux du narrateur que les faits racontés paraissent s’être déroulés autrefois. Le passé de narration n’est que le quasi-passé de la voix narrative’. Or, parmi les faits racontés à un temps du passé, prennent place des projets, des attentes, des anticipations, par quoi les protagonistes du récit sont orientés vers leur avenir mortel : en témoignent les dernières pages puissamment prospectives de la Recherche, déjà évoquée plus haut au titre de la clôture ouverte du récit de fiction. Autrement dit, le récit raconte aussi le souci. En un sens, il ne raconte que le souci. C’est pourquoi il n’y a pas d’absurdité à parler de l’unité narrative d’une vie, sous le signe de récits qui enseignent à articuler narrativement rétrospection et prospection.
Il résulte de cette discussion que récits littéraires et histoires de vie, loin de s’exclure, se complètent, en dépit ou à la faveur de leur contraste. Cette dialectique nous rappelle que le récit fait partie de la vie avant de s’exiler de la vie dans l’écriture ; il fait retour à la vie selon les voies multiples de l’appropriation et au prix des tensions inexpugnables que l’on vient de dire ».

Paul Ricoeur, Le soi et l’identité narrative in Soi-même comme un autre, (1990)

Locke se demande notamment ce qui fait l'identité personnelle d'un individu. Est-ce son corps ? Aujourd'hui, peut-on considérer que ce qui fait l'identité d'un être humain c'est sa carte d'identité ou ses données biométriques ?

Locke : Qu’est-ce qui fait mon identité ?

Locke se demande notamment ce qui fait l’identité personnelle d’un individu. Est-ce son corps ? Aujourd’hui, peut-on considérer que ce qui fait l’identité d’un être humain c’est sa carte d’identité ou ses données biométriques ? Suis-je encore la même personne si je n’ai plus aucun souvenir ?

Pour Locke, il faut distinguer l' »homme » et la « personne », par l’homme, il entend dans le texte ci-dessous, le tout organisé, le corps. Même si un individu perd la mémoire, il reste le même homme c’est-à-dire le même ensemble de parties organisées. Mais est-il encore la même personne ? Aux yeux de Locke, ce qui fait l’identité d’une personne n’est pas de l’ordre du physique. Pour qu’une personne ait une identité et dise « Je », il faut qu’elle ait d’abord conscience d’elle-même et conscience d’être la même personne qui a vécu ces diverses expériences dans le passé. La conscience qui étymologiquement vient du latin « cum scientia » signifiant avec savoir, est pour Locke ce qui rend possible l’identité car sans cela nous ne saurions même pas qu’il existe un « Je » qui vit une succession d’expériences.

La première condition pour que l’on puisse parler de l’identité d’une personne est donc la conscience. La deuxième condition est la mémoire, car si nous ne nous souvenions pas du passé alors nous ne serions qu’une pure conscience qui fait des expériences et porte son attention sur telle ou telle chose, sans qu’aucune de ces expériences ne laissent une trace sur nous. Ainsi, pour Locke, ce qui fait notre identité c’est nos souvenirs, ce sont les souvenirs que nous avons de nos expériences. Alors, on peut considérer que quelqu’un qui perd la mémoire perd du même coup son identité. Locke envisage même que si nos esprits pouvaient changer de corps alors nous serions la même personne dans un corps différent.

Les conséquences de cette thèse peuvent être importantes car cela signifie que quelqu’un qui devient fou et ne se souvient pas de ce qu’il a fait, ne peut être tenu pour responsable de ses actes car en un sens, ça n’est pas lui qui les a commis. Il n’était pas clairement conscient à ce moment là et il n’en a aucun souvenir. Cette thèse de Locke peut notamment être intéressante pour traiter du sujet « Peut-on ne pas être soi-même ? »

Texte de Locke :

Supposé que je perde entièrement le souvenir de quelques parties de ma vie, sans qu’il soit possible de le rappeler, de sorte que je n’en aurai peut-être jamais aucune connaissance ; ne suis-je pourtant pas la même personne qui a fait ces actions, qui a eu ces pensées, desquelles j’ai eu une fois en moi-même le sentiment positif, quoique je les aie oubliées présentement ? Je réponds à cela que nous devons prendre garde à quoi ce mot « je » est appliqué dans cette occasion. Il est visible que dans ce cas, il ne désigne pas autre choses que l’homme. Et comme on présume que le même homme est la même personne, on suppose aisément qu’ici le mot « je » signifie aussi la même personne. Mais s’il est possible à un même homme d’avoir en différents temps une conscience distincte et incommunicable, il est hors de doute que le même homme doit constituer différentes personnes en différents temps, et il paraît par des déclarations solennelles que c’est là le sentiment du genre humain. Car les lois humaines ne punissent pas l’homme fou pour les actions que fait l’homme de sens rassis [l’homme calme], ni l’homme de sens rassis pour ce qu’a fait l’homme fou, par où elles en font deux personnes. Ce qu’on peut expliquer en quelque sorte par une façon de parler dont on se sert communément en français, quand on dit, un tel n’est plus le même [one is not himself], ou il est hors de lui-même [beside himself]. Expressions qui donnent à entendre en quelque manière que ceux qui s’en servent présentement, ou du moins qui s’en sont servis au commencement, ont cru que le soi était changé, que ce soi, dis-je, qui constitue la même personne, n’était plus dans le même homme.

  John LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre 2, ch. 27, § 20. (1690)